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Alain Bauer vient d'être réélu à la tête du Grand Orient de France, première obédience maçonnique du pays. Finances, patrimoine immobilier, «dérapages» de certains frères... Il dit tout à L'Express
Alain Bauer:Si jeune et déjà si influent
Alain Bauer, 39 ans, patron confortablement réélu du Grand Orient, la
principale obédience maçonnique française, paraît bien jeune pour une charge
qui suppose la sagesse de l'âge. Il serait pourtant faux de croire que ce
«blanc-bec» est arrivé à la tête des maçons français par un hasard de
l'Histoire. D'abord, parce que son engagement fraternel a été pris alors
qu'il n'était qu'un tout jeune homme. De quoi bien connaître une «maison»
dont les subtilités ne se dévoilent pas au premier venu. Et puis, force est
de constater que, en matière de rapport de pouvoir et autres jeux
d'équilibre, Alain Bauer n'est pas, non plus, un nouveau-né. Issu de la
génération politique de la fin des années 1970, il a vécu, aux côtés de ses
amis socialistes, la tumultueuse aventure de l'Unef-ID, dont il fut
vice-président avant d'aller prendre du service au côté d'un Michel Rocard
Premier ministre, puis de l'homme d'affaires Christian Pellerin, promoteur
de la Défense. Patron d'un cabinet d'audit en matière de sécurité, chercheur
reconnu, Alain Bauer est, désormais, un personnage influent de la
République.
On les dit murés dans le silence et le secret de leur loge. Méfiants envers
tout ce qui vient de l'extérieur. Exaspérés par les révélations sur les
affaires où des noms de francs-maçons reviennent régulièrement. Pour
L'Express, le grand maître du Grand Orient, la première obédience française,
a décidé de parler sans détour. Réélu le 6 septembre par ses frères, Alain
Bauer reconnaît l'existence de réseaux maçons et explique comment les loges
luttent contre leurs dérives. Il entrouvre également la porte sur les
finances du Grand Orient, la présence de maçons dans les hautes sphères
politiques ou les risques de dérapages des fameuses fraternelles. Loin de
toute langue de bois, le grand maître s'explique.
Vous venez d'être réélu grand maître du Grand Orient de France. Comment
s'est déroulée cette élection? Quelle est votre situation financière?
Contrairement à la campagne de l'an dernier, tout s'est déroulé normalement.
J'ai été élu par 33 voix et 2 votes blancs par les conseillers de l'ordre,
élus dans les 17 régions, qui regroupent 987 loges. Le rapport financier a
été adopté: notre budget de fonctionnement s'élève à 40 millions de francs.
Il est alimenté par la «capitation» versée par chaque franc-maçon du Grand
Orient. Cette cotisation s'élève actuellement à 860 francs par an, auxquels
viennent s'ajouter environ 250 francs de contribution à la loge. Nous avons
37 salariés permanents, mais les élus du conseil de l'ordre et moi-même
sommes entièrement bénévoles. Nous ne percevons ni salaire ni indemnité.
On prête parfois au Grand Orient un «empire immobilier». Qu'en est-il?
Nous disposons d'un patrimoine immobilier considérable et très ancien pour
des raisons historiques: nous sommes propriétaires, soit directement soit
par nos loges, d'environ 500 temples maçonniques dans les villes de France.
Depuis le XVIIIe siècle, nous avons acquis et aménagé ces locaux souvent
délabrés, qui vont de la simple pièce à l'immeuble entier. Une partie de la
capitation sert d'ailleurs à la rénovation et à l'entretien de ces temples.
Malgré cela, surtout à Paris, nous manquons cruellement de locaux. Au total,
il y a à présent 43 300 maçons au Grand Orient. C'est un record historique.
Nous n'étions plus que 5 500 «survivants» en 1945... Malgré les polémiques,
l'engouement n'a jamais été si fort.
Ne risquez-vous pas, du coup, d'être victimes de tentatives d'infiltration?
Elles sont très rares et nous finissons toujours par les déceler. Il y a
trois ans, nous avons affronté une offensive de l'Eglise de Scientologie. Se
revendiquant de la liberté de conscience que nous accordons à chacun, 8
scientologues s'étaient regroupés dans une loge. Mais l'un d'eux défendait
publiquement cette secte devant les tribunaux et cette forme de prosélytisme
est contraire à nos statuts: il a donc été exclu de l'obédience.
Progressivement, ses acolytes sont partis eux aussi...
On dit que des signes de reconnaissance secrets entre francs-maçons
permettent de s'identifier mutuellement dans une assemblée...
Il s'agit d'une survivance historique un peu tombée en désuétude. Au XVIIIe
siècle, lorsque le téléphone n'existait pas, il fallait bien que les frères
puissent prouver leur appartenance lorsqu'ils voyageaient. Il y avait donc
des signes codifiés, notamment avec les mains, et des mots de passe. De là
découle la fameuse poignée de main censée signaler son appartenance à la
maçonnerie - ce qui nous a valu d'être surnommés les «frères la gratouille»
par François Mitterrand. Mais cela n'est guère utilisé aujourd'hui... Nous
avons encore quelques mots de passe, que nous changeons régulièrement pour
éviter que les frères exclus ne les utilisent. De toute façon, maintenant,
il existe pour chacun une carte d'identité maçonnique.
En ces temps de parité, pourquoi le Grand Orient n'est-il pas mixte?
Nous reconnaissons toutes les obédiences féminines et mixtes en France.
Mais, en raison de nos statuts et de notre histoire, les femmes ne peuvent
pas être initiées chez nous. En revanche, les maçonnes des obédiences
féminines ont parfaitement le droit d'assister à nos travaux en loge. Chaque
fois que je me rends à des cérémonies à travers la France, il y a une ou
plusieurs femmes dans l'assistance.
«Comme partout, il y a des "pourris", des corrompus et
des salauds dans les loges»
Depuis quelques années, des personnalités francs-maçonnes, comme Roland
Dumas, Jean-Claude Méry, Olivier Spithakis ou Jacques Crozemarie, sont
mêlées aux «affaires». Le Grand Orient abrite-t-il des réseaux affairistes?
Comme partout, il y a des «pourris», des corrompus et des salauds dans les
loges. Certaines régions, en particulier le sud-est de la France, sont
peut-être plus perméables à l'affairisme. Mais nous sommes vigilants: je
suis personnellement favorable à une «karchérisation» (c'est-à-dire une
élimination radicale) des frères qui ont failli. Mes prédécesseurs l'avaient
commencée, mais dans la discrétion, par crainte de la médiatisation. Il faut
savoir que, en 2000, les loges ont radié environ 350 adhérents, pour des
raisons que je ne connais pas toujours, essentiellement disciplinaires
(défaut de paiement de cotisation, manque d'assiduité, etc.). A l'échelon
national, nous avons actuellement 79 dossiers ouverts au conseil de l'ordre:
48 pour des raisons maçonniques internes et 31 concernant des procédures
pénales. Ces dernières étant souvent très longues, nous suspendons les
frères dans l'attente d'une décision définitive de la justice. L'an passé,
le conseil de l'ordre a prononcé 7 exclusions et 11 suspensions.
Parmi les personnalités connues, l'ancien ministre Jean-Pierre Soisson
a-t-il été exclu?
Oui. Il l'a été par le conseil de l'ordre, le jour même de son élection au
conseil régional de Bourgogne grâce aux voix du Front national. Il en a été
de même pour un conseiller régional de Languedoc-Roussillon, qui avait
accepté des voix du FN. En revanche, nous sommes très fiers que ce soient
des frères et des soeurs qui ont contribué à la résistance contre Charles
Millon au conseil régional Rhône-Alpes.
Et l'ex-maire de Béthune Jacques Mellick a-t-il été exclu?
Oui.
Claude Pradille, ancien président du conseil général du Gard, condamné dans
plusieurs affaires?
Exclu également.
Alfred Sirven était lui aussi membre du Grand Orient...
Oui. Mais il a été radié il y a longtemps par sa loge, dans le sud de la
France.
Avez-vous déjà été contraint de dissoudre des loges?
Une fois, un vénérable se prenait un peu pour un gourou, et nous avons dû
dissoudre la loge, qui ne comptait de toute façon que peu de membres.
Comment pouvez-vous être sûrs de l'intégrité de vos adhérents?
Tout candidat à l'entrée au Grand Orient doit nous présenter un extrait de
casier judiciaire, qui doit être vierge. Nous le redemandons à diverses
occasions ensuite. Et, pour éviter qu'un maçon exclu d'une obédience ne
postule à une autre, nous nous échangeons nos «fiches judiciaires» avec les
autres obédiences françaises. Sauf avec la Grande Loge nationale française
(GLNF), ce qui pourrait expliquer en partie ses déboires. C'est vrai qu'il y
avait des réseaux maçonniques corrompus dans le sud de la France. Nous avons
peut-être fait le ménage avant d'autres...
Reste le problème des «fraternelles», ces regroupements de maçons par
profession...
A titre personnel, je considère que c'est une déviation de la maçonnerie.
Les fraternelles sont d'ailleurs apparues tardivement dans notre histoire.
Au départ, il s'agissait de se retrouver, toutes obédiences confondues,
entre frères ayant les mêmes convictions. Rien de répréhensible à cela.
Mais, dans certains cas, il s'agit de se retrouver, sans tenue, pour mener
ses petites affaires, dans des structures paramaçonniques. Je n'ai toujours
pas compris de quels problèmes philosophiques pouvaient bien parler les
membres de la fraternelle du bâtiment et des travaux publics... Certains
«clubs des 50», mais pas tous, sortes de «superloges d'élite» dans les
grandes villes de province, où se retrouvent les notables maçons de toutes
obédiences, me paraissent également contraires à l'esprit de la maçonnerie.
Je suis favorable aux fraternelles d'idées, pas à celles de métier. Le Grand
Orient interdit d'ailleurs à ses membres d'adhérer à certains clubs des 50
(à Nice, Toulon, Marseille, Montpellier), mais aussi à une fraternelle de la
police (qui s'occupait beaucoup de promotions internes) et à une autre au
ministère de la Défense...
Certaines personnes n'entrent-elles pourtant pas en maçonnerie avec l'espoir
de s'intégrer à des réseaux influents?
Il y en a, bien sûr. Je me demande même si, quelquefois, paradoxalement, le
bruit fait autour des francs-maçons et des affaires n'attire pas quelques
postulants qui fantasment sur la toute-puissance de la maçonnerie... Mais
ceux-là sont vite découragés par les trois premières années, où ils ne sont
qu'apprentis et pas encore maîtres: ils s'aperçoivent qu'il faut travailler
sur des sujets parfois ardus, faire v?u de silence, passer le balai dans le
temple...
Mais continue-t-on encore à s'aider entre frères?
Bien sûr. La franc-maçonnerie est l'un des nombreux espaces sociaux où l'on
se rend des services. Le problème est de savoir jusqu'où on peut aller.
Personnellement, j'ai déjà favorisé l'inscription d'enfants de maçons dans
une université, aidé des agents d'entretien de ma faculté à obtenir un
logement dans le XIIIe arrondissement, voire fait sauter quelques
contraventions pour stationnement interdit (mais jamais pour excès de
vitesse). Le maçon est un médiateur social. Bref, rien de plus que ce qui se
pratique dans n'importe quel club bouliste...
«J'engage tous nos membres à assumer publiquement, avec fierté, leur
appartenance maçonnique»
Oui, mais l'inscription à un club bouliste ou à une association de pêche se
fait au grand jour. Le problème n'est-il pas lié au secret qui entoure la
maçonnerie?
Nous avons lancé une vaste consultation sur ce sujet dans toutes les loges
de France. Le seul secret qui existe chez nous est celui de l'initiation,
qui est une expérience intime. Mais j'engage tous nos membres à assumer
publiquement, avec fierté, leur appartenance maçonnique. Cela n'a jamais nui
à la réélection d'hommes politiques qui l'avaient avoué. Certains frères
portent, par exemple, des sortes de pin's en forme de compas ou de triangle
à la veste. En revanche, tout maçon doit avoir la garantie de n'être pas
dénoncé par les autres. Beaucoup souhaitent garder le secret envers leur
employeur, leur administration, leur famille... Pourquoi devrions-nous faire
notre outing forcé? Et pourquoi, alors, ne pas demander aux catholiques
intégristes et aux homosexuels de se déclarer publiquement? Aux partis
politiques de révéler la liste de leurs adhérents? Un individu n'est pas
constitué du cumul de ses appartenances: une société totalement transparente
s'apparente à une dictature. Le secret du vote n'est pas une atteinte à la
démocratie, bien au contraire.
Cela est-il également valable pour les maçons qui exercent des
responsabilités dans la police ou la magistrature?
Bien sûr. Demande-t-on à un juge qui examine une affaire de divorce s'il est
catholique intégriste? A un autre qui statue sur une infraction à la
protection de l'environnement s'il est chasseur?
Comment réagissez-vous aux déclarations du procureur Eric de Montgolfier et
à la mise en examen du juge niçois Jean-Paul Renard, suspecté d'avoir
transmis à sa loge des informations confidentielles issues de casiers
judiciaires?
Je considère qu'il n'attaque pas la maçonnerie en tant que telle, mais qu'il
dénonce certaines dérives. En ce sens, il joue parfaitement son rôle. Les
affaires de la maçonnerie niçoise ne concernent d'ailleurs pas le Grand
Orient, mais la GLNF. L'ironie, malheureusement, veut que les premiers
maçons sanctionnés - pour avoir consulté des fichiers afin de s'assurer de
la moralité de leurs frères - aient plutôt semblé appartenir à ceux qui
voulaient faire un peu le ménage... Cependant, nous n'avons rien contre Eric
de Montgolfier: nous l'avons même invité à un débat dans une loge niçoise.
L'initiative a fait grincer quelques dents chez nous, mais le débat a été de
qualité.
Vous avez récemment été reçu par Jacques Chirac, puis Lionel Jospin. De quoi
avez-vous parlé?
Nous évoquons les sujets de société qui nous sont chers et sur lesquels nous
travaillons en loge: la loi sur la bioéthique, le rôle de l'école, le
centenaire de la loi sur les associations... Et puis, Jacques Chirac était
invité à notre colloque sur la dignité humaine; nous souhaiterions que
Lionel Jospin soit lui aussi présent à une occasion de ce genre...
«Il existe chez nous une tradition consistant à jouer les
intermédiaires dans des situations tendues»
Le Grand Orient a également tenté de jouer un rôle dans les négociations sur
la Corse. Une réunion secrète entre nationalistes et responsables du PS,
dans le bureau du grand maître, en février 2000, a contraint votre
prédécesseur, Simon Giovannaï, à la démission...
Il faut tout d'abord rappeler qu'il existe chez nous une longue tradition
consistant à jouer les intermédiaires dans des situations tendues comme
celle-ci: nous étions déjà intervenus jadis, avec efficacité et au grand
jour, pour les accords sur la Nouvelle-Calédonie. Que s'est-il passé avec la
Corse? Le grand maître et ses proches, peut-être en raison d'attaches
géographiques, ont réuni quelques nationalistes d'organisations non
représentées dans les négociations officielles et des frères. Mais personne,
ni au sein du Grand Orient ni au gouvernement, ne les avait mandatés pour
cela. La réunion n'est pas restée secrète très longtemps: ce jour-là, on
fêtait le centenaire d'une loge à notre siège de la rue Cadet, à Paris
(IXe). Les locaux étaient remplis de monde. Et puis, un fonctionnaire des
Renseignements généraux était curieusement présent, lui aussi, à la porte du
bureau du grand maître... La presse l'a révélé. Je considère qu'avoir
organisé cette rencontre clandestine dans ces conditions était une faute.
Mon prédécesseur a sans doute été victime d'une instrumentalisation.
On prête à la maçonnerie une forte influence dans le monde politique. On a
dit, par exemple, que Jacques Chirac avait été initié dans une loge
suisse...
Cela m'a fait beaucoup rire, et je crois savoir que cela a également
déclenché l'hilarité de M. Chirac. Alpina est une loge suisse alémanique, et
je vois mal le président s'y rendre discrètement deux fois par mois...
Jacques Chirac - comme bien d'autres - a seulement été invité à une «tenue
blanche» - réunion où un profane s'exprime dans un temple maçonnique - il y
a fort longtemps. Tout comme Lionel Jospin, d'ailleurs. En revanche, ce que
je peux vous confirmer, c'est que le grand-père de Jacques Chirac faisait
partie du Grand Orient. Il était même le vénérable de sa loge, en Corrèze.
La maçonnerie est-elle bien implantée dans le gouvernement Jospin?
A ma connaissance, toutes obédiences confondues, quatre ministres sont
maçons. Il s'agit d'une proportion «raisonnable». Mais c'est évidemment
beaucoup moins que dans le gouvernement socialiste de 1981... Nous ne vivons
pas dans une République maçonnique.
Justement, nous approchons de l'élection présidentielle. En 1981, le grand
maître du Grand Orient avait indiqué sa préférence pour François Mitterrand.
Allez-vous appeler à voter pour un candidat en 2002?
Non. Mais je dois noter que, lors de notre dernier convent - l'assemblée
annuelle où nous débattons des sujets importants - en septembre, j'ai senti
que la défense proclamée des valeurs républicaines séduisait les frères.
Nous allons envoyer à tous les candidats républicains un questionnaire
précis et nous rendrons publiques leurs réponses, sans commentaires.
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